Le 16 août 2025, un collectif d’alpinistes anonyme a suspendu un immense drapeau palestinien sur la face ouest des Drus, à Chamonix (France). Le but de cette action? « Dénoncer l’inaction gouvernementale face au génocide en cours à Gaza ». L’image a immédiatement circulé sur les réseaux sociaux et déclenché une avalanche de réactions. Certain·e·s ont dénoncé une pollution visuelle, d’autres ont accusé une récupération idéologique, tandis que plusieurs voix s’indignaient de la « politisation » de la montagne.
Cette controverse soulève une question centrale : la montagne peut-elle rester neutre ? Ou bien, au contraire, a-t-elle toujours été politique ?
La montagne comme territoire habité et disputé
Les montagnes ne sont pas des espaces vides. Elles abritent depuis des siècles des populations, des croyances, des ressources et des récits. Chaque sommet porte une histoire, et ces histoires sont souvent traversées par des rapports de pouvoir.
Denali : un nom autochtone effacé puis rétabli
Prenons l’exemple du Denali en Alaska. Les colons américains ont renommé ce sommet Mont McKinley à la fin du XIXᵉ siècle, en hommage à un président qui n’avait jamais mis les pieds en Alaska. Pendant plus d’un siècle, les peuples Koyukon Athabascans ont revendiqué le retour au nom ancestral. En 2015, Barack Obama a rétabli officiellement « Denali ». Mais en janvier 2025, Donald Trump a signé un décret rétablissant le nom McKinley. Cette décision a suscité une vive opposition en Alaska, où 95 % de la population continue d’utiliser « Denali » (Espaces.ca). L’enjeu dépasse la simple nomenclature : il touche au droit des peuples à nommer leur territoire.
Everest : plusieurs noms, plusieurs récits
Autre exemple : l’Everest. Pour les Tibétains, il s’appelle Chomolungma, « la déesse-mère du monde ». Pour les Népalais, Sagarmatha. Les Britanniques, au XIXᵉ siècle, ont imposé le nom « Everest » en hommage à l’un de leurs géomètres. Choisir un nom venant d’une puissance coloniale étrangère plutôt qu’un autre traduit un rapport de domination culturelle et politique.
Anfgou : la lutte d’un peuple du Haut-Atlas
La montagne n’est pas seulement le décor d’un isolement géographique, elle peut aussi être le théâtre d’une violence politique plus silencieuse : celle de l’abandon. À Anfgou, au cœur du Haut-Atlas marocain, l’État a longtemps laissé les habitant·e·s sans routes praticables, sans infrastructures de santé, avec des écoles vides et des hivers meurtriers. Cette absence de soutien n’est pas neutre : elle pousse les familles à quitter leurs terres, nourrit l’exode rural et fragilise des savoir-faire ancestraux.
Face à cet oubli organisé, des voix s’élèvent. Fadwa, fondatrice de la coopérative Thysia, a choisi une autre voie : aider les gens à rester. Avec les femmes du village, elle valorise l’artisanat et participe à visibiliser la culture amazighe. Son projet repose sur une conviction simple et puissante : la résistance peut aussi prendre la forme de l’enracinement.
Ici, défendre la montagne ne signifie pas seulement protéger un paysage : c’est rendre possible la vie qui s’y déploie. C’est faire du savoir-faire local — tissage, agriculture, artisanat — un levier d’avenir. À travers cette initiative, Anfgou devient un exemple de montagne politique : non pas par les drapeaux hissés au sommet, mais par l’acte de tenir bon sur sa terre.
Son parcours, que nous avons raconté dans cet article sur Voix Nomades, montre que la montagne est aussi un espace de revendications sociales et politiques.
Ces exemples rappellent une évidence : la montagne n’a jamais été neutre. Elle reflète des conflits de mémoire, des luttes identitaires et des inégalités structurelles.
La montagne comme espace de symboles
Au-delà de l’habitat et des usages, les sommets ont toujours servi de tribunes. Les cimes, visibles de loin, deviennent des lieux où s’affichent des convictions.
- Croix sommitales. Dès le XIXᵉ siècle, des croix monumentales sont installées sur de nombreux sommets alpins pour affirmer la présence de l’Église catholique dans l’espace public. Ces symboles religieux sont devenus partie intégrante du paysage, preuve que les sommets sont depuis longtemps chargés de sens politique.
- La course aux drapeaux. Les expéditions du XXᵉ siècle n’avaient pas seulement pour objectif de « conquérir » un sommet, mais aussi d’y planter un drapeau national. En 1950, l’Annapurna fut marqué par le drapeau français. En 1953, c’est l’Union Jack qui flotte sur l’Everest avec Hillary et Tenzing. Chaque ascension était une revendication symbolique, nationale, parfois coloniale.
- Actions militantes. De Greenpeace suspendant des banderoles sur les glaciers pour alerter sur le climat, à la campagne « 100 sommets pour Gaza » en 2024, les cimes sont régulièrement utilisées comme scènes de contestation.
La montagne est donc un espace de symboles où se jouent luttes et idéologies.
La montagne comme espace de résistance
Le collectif d’alpinistes anonymes
Ailleurs, marcher, grimper, escalader relèvent du loisir. En Palestine, ce sont des actes de résistance.
La Palestine Climbing Association, créée en 2014, équipe des falaises, construit des murs d’escalade et transmet la grimpe à une jeunesse enfermée par l’occupation. En 2024, elle a été admise comme membre de la Fédération internationale d’escalade (IFSC), une reconnaissance mondiale.
Dans des territoires où l’accès à la nature est entravé par les checkpoints et la colonisation, grimper devient un acte de liberté, une manière de revendiquer le droit d’exister sur sa propre terre.
Leurs histoires sont relayées par le film Resistance Climbing (Reel Rock 17, 2023) et le documentaire Never Stop Climbing (Wadi Palestine, 2025).
La montagne, entre aménagements et destructions
Certains dénoncent un drapeau comme une « pollution ». Mais l’action aux Drus était pensée pour être temporaire et réversible : trois jours, puis retrait sans trace.
En comparaison, les aménagements touristiques laissent des cicatrices bien plus profondes :
- bétonisation des stations,
- routes et remontées mécaniques,
- retenues collinaires,
- neige de culture qui consomme 20 à 25 millions de m³ d’eau par an en France (chiffres Domaines Skiables de France, relayés par Le Monde et Euronews).
Et surtout : que dire des 70 000 tonnes de bombes larguées sur Gaza par Israël depuis octobre 2023, selon l’ONU (OCHA, AFP) ?
La montagne a toujours été politique. Elle l’est comme territoire disputé, traversé par des luttes de mémoire et d’appartenance. Comme espace de symboles, où se déploient croix, drapeaux et revendications. Comme terrain d’aménagements, façonné par des décisions économiques et sociales. Et enfin comme espace de résistance, où grimper devient un acte de liberté.
La vraie question n’est donc pas de savoir si la montagne est politique. Elle l’est déjà. La question est plutôt : qui écrit son récit, et au nom de qui ?
Le drapeau palestinien suspendu aux Drus rappelle que les sommets ne sont jamais neutres. Ils peuvent devenir des espaces de parole pour celles et ceux qu’on cherche à réduire au silence.