Longtemps, l’élitisme en montagne a façonné nos imaginaires. Comme si ce territoire n’appartenait qu’à celles et ceux qui en maîtrisent les codes, le matériel ou le langage. Pourtant, la fascination qu’elle exerce ne connaît pas de frontières : qu’on y habite, qu’on y vienne pour respirer, marcher, grimper ou simplement se sentir vivant.e, la montagne devrait être un espace commun.
Alors pourquoi persiste-t-on à la rendre élitiste ? Comment repenser nos récits pour qu’elle devienne plus accessible, plus sûre et surtout plus représentative de toutes les cultures qui la vivent ?
La montagne appartient à tout le monde, mais surtout à personne
Pourtant, au fil des décennies, les différentes pratiques de la montagne se sont refermées sur un entre-soi : celui des initié.e.s, des “vrai·es montagnard·es”, de celles et ceux qui savent. Derrière le purisme de l’alpinisme et les récits d’exploits héroïques, s’est construit un mur invisible – fait de jargon, d’équipement hors de prix, et d’une culture du mérite qui exclut sans toujours s’en rendre compte.
On a fait de la montagne un espace de performance plus qu’un lieu de rencontre. Une arène où l’on prouve, plus qu’un refuge où l’on apprend.
Et, sans même s’en rendre compte, on a oublié son essence. Celle d’un territoire partagé, multiple. Un espace de liberté où chaque pas devrait compter, quel que soit son rythme ou son origine.
Ce texte est une invitation à rouvrir la montagne.
À repenser notre rapport à elle, pour qu’elle cesse d’être une scène d’exploits réservée à quelques-un·es. Et redevienne ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un lieu vivant, accueillant, et commun.
L’élitisme en montagne, héritage du purisme alpin
Depuis ses origines “gentlemen-alpins” du XIXᵉ siècle, l’alpinisme s’est construit autour d’un idéal : l’effort noble, la maîtrise extrême, la conquête des sommets.
Comme le rappelle Delphine Moraldo dans L’alpinisme comme conception de l’élitisme (nonfiction.fr), cet “esprit de l’alpinisme” s’est forgé dans les cercles européens privilégiés, portés par une morale de l’excellence et de la distinction sociale.
Même si la montagne d’aujourd’hui est plus diverse, cet héritage persiste.
Un itinéraire “facile” semble moins noble.
Un équipement simple paraît suspect.
Et dans l’imaginaire collectif, la légitimité se mesure encore trop souvent à la difficulté de la voie, au nombre de sommets gravis, ou à la technicité du matériel.
Mais ce n’est pas la performance qu’il faut remettre en question.
Se dépasser, apprendre, progresser — c’est une part essentielle de l’expérience humaine.
Ce qui pose problème, c’est l’unicité du récit : celui où la valeur d’une pratique se confond avec son niveau technique.
Cette vision efface d’autres manières de vivre la montagne.
Des barrières invisibles qui perpétuent l’élitisme en montagne
L’élitisme en montagne ne s’exprime pas seulement par la difficulté des itinéraires.
Il se glisse dans les mots, les regards, les habitudes.
L’étude La montagne (s)élective publiée dans la Revue de Géographie Alpine (journals.openedition.org) montre que même les pratiques dites “accessibles”, comme la randonnée, reproduisent des logiques de distinction sociale.
Le refuge, par exemple, fonctionne parfois comme un espace de tri implicite. Celles et ceux qui dorment dedans versus celles et ceux qui campent dehors. Celles et ceux qui “connaissent les codes” versus celles et ceux qui les découvrent. Et ce sentiment diffus : “ce lieu n’est pas pour moi.”
À cela s’ajoutent des barrières économiques : prix du matériel, des formations, des transports, mais aussi culturelles. Dans les représentations dominantes, la montagne reste un espace très homogène : blanc, masculin, athlétique, occidental.
Les personnes issues d’autres cultures ou diasporas, pourtant profondément liées à la montagne, y sont rarement visibles ou reconnues comme légitimes.
Et pourtant, la nature n’a jamais demandé un passeport.
Une histoire écrite depuis le sommet
On parle souvent de “conquête des sommets”, de “premières ascensions”, de “territoires inexplorés”.
Mais par qui, et pour qui ?
L’histoire officielle de la montagne est une histoire écrite depuis le sommet par les explorateurs européens, les clubs alpins et les médias occidentaux qui ont fait de la montagne un symbole de prouesse, de virilité et de « civilisation ».
Pendant ce temps, celles et ceux qui vivaient déjà dans ces montagnes – Sherpas, Quechuas, Amazighs, Anishinaabeg, Aïnous – étaient absents des récits, ou réduits au rôle de porteurs, de guides anonymes, d’“assistants”.
Leur lien spirituel, culturel et ancestral à la montagne a été ignoré.
Même le vocabulaire trahit cette hiérarchie. On “conquiert” un sommet, on “ouvre” une voie, on “baptise” une montagne — comme si elle n’existait pas avant notre passage.
Ces mots portent l’héritage d’une époque où l’aventure servait de miroir au pouvoir.
Ils perpétuent encore aujourd’hui l’idée que la montagne est un territoire à dompter, à nommer, à posséder.
En Colombie-Britannique, par exemple, la montagne autrefois nommée Mount Victoria porte à nouveau son nom shíshálh : ḵ’els, qui signifie “ancre”. Restaurer un nom d’origine rappelle que la toponymie aussi raconte des rapports de pouvoir, et qu’elle peut être un acte de réparation. Repenser la montagne comme un espace commun, c’est aussi réhabiliter la diversité de ses voix : celle des peuples qui y vivent, des femmes longtemps écartées du récit, des cultures qui la respectent sans chercher à la dominer.
La montagne n’a jamais eu besoin d’être “conquise”. Elle demande à être écoutée.
Pour une montagne plus accessible, plus sûre et plus plurielle
Rendre la montagne accessible ne veut pas dire la banaliser ni la transformer en décor de carte postale. Cela signifie transmettre : apprendre à lire le terrain, anticiper les risques, comprendre le vivant. Cela signifie aussi partager : les savoirs, les itinéraires, les expériences – sans hiérarchie.
Sortir de l’élitisme en montagne, c’est redonner à chacun le droit d’apprendre, de se tromper et d’aimer la montagne à sa manière. Parce qu’on ne protège bien que ce qu’on connaît, et qu’on ne connaît bien que ce qu’on vit.
Le rôle des médias, des guides, des clubs, mais aussi des créateur·ices de contenu, est crucial : diversifier les récits. Montrer que la montagne peut être un espace d’aventure, de soin, d’identité, d’appartenance. Une montagne qui n’impose pas une seule manière d’exister, mais qui accueille des centaines de chemins possibles.
Préserver sans exclure
Préserver la montagne est une nécessité. Mais la manière dont on organise cette préservation soulève des questions profondes : qui décide de ce qui doit être protégé, et pour qui ?
En Amérique du Nord, la création des parcs nationaux a souvent reposé sur une logique de mise à distance. Pour “protéger” la nature, on a expulsé celles et ceux qui y vivaient – communautés autochtones, familles rurales, éleveurs – pour faire place à une nature “pure”, préservée des humains. Une idée héritée du XIXᵉ siècle, où l’on imaginait la wilderness comme un espace sauvage, sans présence humaine… alors qu’elle était habitée depuis des millénaires.
Aujourd’hui encore, cette tension entre préservation et usage traverse toutes les politiques de montagne.
Les parcs doivent concilier des objectifs contradictoires. Accueillir des millions de visiteurs, faire tourner l’économie locale, et préserver des écosystèmes menacés. Chaque sentier aménagé, chaque permis délivré, chaque route déneigée devient un compromis entre écologie et rentabilité.
Le tourisme, censé financer la conservation, en devient parfois le principal facteur d’usure.
Et face à la surfréquentation, les réponses institutionnelles tendent souvent vers la restriction : quotas, réservations obligatoires, hausses de tarifs, durcissement des règlements. Des mesures nécessaires, peut-être, mais qui ont un effet pervers — elles excluent les publics les moins favorisés et renforcent l’idée que la montagne est un privilège.
Pourtant, il existe une autre voie.
Une gouvernance qui n’oppose pas préservation et inclusion, mais les articule :
👉 en associant les peuples autochtones à la gestion des territoires ;
👉 en soutenant les initiatives locales plutôt que les logiques extractives du tourisme de masse ;
👉 en valorisant des modèles de fréquentation douce, d’éducation, de cohabitation.
Préserver la montagne, ce n’est pas la mettre sous cloche.
C’est reconnaître qu’elle est vivante, habitée, traversée, et qu’elle a besoin de politiques justes, pas seulement de clôtures. Comme on l’explorait déjà dans notre réflexion La montagne est-elle politique ?, protéger un territoire implique aussi de repenser les rapports de pouvoir et les décisions qui le façonnent.
C’est accepter que la vraie durabilité n’est pas dans l’interdiction, mais dans la coresponsabilité.
Parce qu’une montagne qui exclut au nom de sa protection, finit par trahir ce qu’elle prétend défendre.
La montagne n’a jamais eu besoin qu’on la conquière pour exister.
Elle nous survivra, avec ou sans nous.
Ce que nous pouvons, en revanche, c’est choisir le sens que nous donnons à notre passage.
Sortir de l’élitisme en montagne, c’est reconnaître qu’elle n’a pas qu’un seul visage. C’est admettre que l’expérience du sommet n’est pas la seule voie vers la grandeur. C’est accepter que la montagne n’appartient à personne, mais qu’elle nous relie tous – guides et débutant·es, habitant·es et voyageur·euses, peuples autochtones et nouveaux arrivant·e·s.
Parce que l’altitude ne nous élève pas au-dessus du monde : elle nous ramène à notre juste place.