À Banff, au cœur des Rocheuses canadiennes, le Banff Mountain Film and Book Festival célébrait cette année sa 50ᵉ édition. Depuis un demi-siècle, ce rendez-vous mondial réunit athlètes, écrivain·es, cinéastes et scientifiques autour d’une même passion : la montagne, sous toutes ses formes. Terrain d’exploration, d’expression et de réflexion. Mais cette édition anniversaire portait aussi une tonalité particulière : comment raconter la montagne à l’heure du changement climatique ?
La glace fond. Lentement, silencieusement.
Partout dans le monde, sa disparition révèle moins la beauté d’un cycle naturel que la fragilité d’un équilibre rompu.
Dans le cadre du symposium Fire & Ice, la matinée consacrée à la glace a mis en lumière un constat partagé : comprendre ne suffit plus.
La connaissance scientifique, si précieuse soit-elle, ne transforme pas nos comportements sans l’émotion qui la relie à nos vies. Face à la fonte accélérée des glaciers et à la crise climatique mondiale, il ne s’agit plus seulement de savoir, mais d’apprendre à ressentir et faire ressentir autrement, pour donner le courage d’agir.
Dépasser l’espoir, choisir la détermination

« We need to set hope aside for the moment and concentrate on determination. » – Robert Sandford
La phrase a suspendu l’air. Elle ne portait pas la dureté du renoncement, mais bien la lucidité d’une génération qui a cessé d’attendre.
L’espoir a longtemps été le moteur des récits climatiques ; il peut cependant devenir une échappatoire. Tant qu’il reste une promesse abstraite, il reporte l’action à plus tard, là où tout semble encore réversible. La détermination, elle, s’ancre dans le présent. Elle n’exige pas la certitude d’un futur meilleur, mais la fidélité à ce qui compte, ici et maintenant. Mais alors :
« What did you do when you knew ? » – Robert Sandford
Savoir n’est plus une étape vers l’action ; c’est déjà une responsabilité.
Entre la connaissance et le courage d’agir, il reste le passage par l’émotion : ce moment où l’on se sent concerné, relié, humain.
Glaciers et changement climatique : quand la science devient incarnée
Dans le panel de ce symposium Fire & Ice, trois femmes de glace : Dr Alison Criscitiello, glaciologue et directrice du Canadian Ice Core Lab à l’Université de l’Alberta ; Jocelyn Hirose, écologue et co-fondatrice du programme Girls on Ice Canada, qui relie science, art et éducation en milieu glaciaire ; et Dr Corinne Schuster-Wallace, directrice exécutive du Global Institute for Water Security à l’Université de la Saskatchewan, spécialiste des interactions entre eau, santé et changement climatique.

Toutes trois ont choisi d’entrer dans un milieu longtemps dominé par les hommes ; toutes trois ont appris à s’y tailler une place.
Non pas en gommant leur singularité, mais en l’assumant.
« If I am who I am openly, people will also connect with my work. » – Dr Alison Criscitiello
Leur présence, leurs récits, bouleversent les codes d’une science longtemps présentée comme neutre et désincarnée. Dans leurs mots se dessine un autre modèle : celui d’une science incarnée.
Une science du climat qui ne renonce pas à sa rigueur, mais reconnaît que les données seules ne suffisent pas à créer du sens pour le public. Inclure la personne qui observe, c’est admettre que toute recherche est aussi une rencontre entre un être, un territoire et un savoir.
Dr Schuster-Wallace l’exprime clairement : après des années à chercher la reconnaissance par la rigueur, elle découvre, au contact des communautés autochtones des Premières Nations du Canada, que la confiance passe aussi par la transparence et la relation.
« People need to know who I am. It’s part of the trust process. The scientist is just part of who I am. » – Dr Schuster-Wallace
Lorsque la recherche devient récit, elle touche à ce que les chiffres ne peuvent dire : le pourquoi. « The data gives the how. The numbers the how much. But the stories give the why. »
Ainsi naît une autre façon de transmettre le savoir : non plus comme une vérité figée, mais comme une conversation vivante.
Voir, ressentir, agir : un autre regard sur les glaciers et le changement climatique

La place de l’art
En complément de ce panel scientifique, l’art s’est invité à la table.
Un premier constat frappant : nous vivons submergés d’images, et pourtant, nous ne voyons presque plus rien.
Les créateurs du projet Guardians of the Ice, Roger Vernon et Jim Elzinga, ont voulu réapprendre au public à regarder. Dans leur exposition Meltdown, les photographies du champ de glace Columbia occupent tout l’espace.
« We tend to ignore images… so we made them so big that you are confronted with them. » – Roger Vernon
Ces images géantes imposent le ralentissement. Elles forcent le corps à participer à l’expérience visuelle : reculer, avancer, respirer, contempler. Et, miracle discret, les visiteur.euse.s s’arrêtent. Ils observent. Ils interagissent.
Le bleu qui s’efface
La contemplation, ici, devient empathie : on ne regarde plus le paysage, on l’éprouve.
Et ce sentiment d’appartenance est peut-être le début d’une éthique : celle qui naît non de la peur de perdre, mais du désir de protéger.
Le bleu des lacs glaciaires, comme celui du lac Louise, de Moraine ou de Peyto (Canada), mondialement connu n’est pas qu’une nuance de couleur : c’est une mémoire.
Une trace de minéraux, de lumière et de temps, produite par le lent travail de la glace. Dans son film Losing Blue, Leanne Allison raconte la disparition de cette couleur comme on raconterait la perte d’un être cher.
« A glacier lake gathers data, records history and sends messages (…). If we contemplate these things long enough, we start to feel those things within ourselves. » – Leanne Allison
De la peur à la tendresse
Mais alors, comment raconter les glaciers sans désespoir ?
Le philosophe et photographe Jean-François Delhom propose une réponse : en réhabilitant la beauté. Dans le vacarme des annonces et des chiffres, l’art devient un espace de respiration.
« Emotions are the currency of meaning. » – Jean-François Delhom
Les émotions dites « négatives » : peur, colère, culpabilité, alimentent la fatigue et le repli.
Les émotions dites « positives » : admiration, tendresse, gratitude, réveillent l’élan d’agir.
Pour Delhom, la beauté n’est pas une fuite, mais une forme d’attention au monde.
« We have to start by loving this world if we want to find the motivation to protect it. » – Jean-François Delhom
Entre désespoir et indifférence, il existe une voie : celle de la tendresse lucide.
Les gestes invisibles
En conclusion du panel, une phrase a traversé la salle comme un écho :
« A tree who falls makes more noise than a forest who grows. »
Le visible n’est pas toujours l’essentiel.
Sous la surface du désastre, une forêt de gestes plus silencieux pousse : conversations patientes, engagements, solidarités. Ces artistes, chercheuses, et passeur.euse.s d’histoires en sont le parfait exemple.
Tous et toutes travaillent à retisser du lien dans un monde fragmenté, à préserver du sens dans le vacarme des effondrements.

Dans les récits que l’on fait du changement climatique, cette pensée redonne de la force.
Elle transforme l’impuissance en mouvement, la lassitude en attention, la peur en volonté de faire avancer les choses dans le bon sens.
Ouvrir la réflexion à d’autres regards
Cependant, cette réflexion, si juste soit-elle, ne peut être universelle.
Elle s’inscrit dans un cadre particulier : celui d’un symposium sous le prisme de pays occidentaux, dans un centre de recherche et de création ancré au cœur des Rocheuses au Canada. Une géographie, une histoire, une vision du monde.
Face à la crise climatique, peut-on vraiment attendre les mêmes réponses de partout ?
Les émotions, les récits, les solutions ne naissent pas sur les mêmes territoires, ni sous les mêmes ciels. Là où certains parlent d’espoir ou de beauté, d’autres parlent de survie, de réparation, de justice. Et si la lenteur, ici, est un choix, ailleurs elle est parfois une contrainte.
C’est pourquoi il nous parait aussi urgent de croiser les voix :
Comment raconter la fonte quand elle signifie la perte d’un mode de vie ancestral ?
Comment parler de contemplation quand la survie exige l’action immédiate ?
Et comment tisser un récit commun sans uniformiser les imaginaires ?
Le symposium Fire & Ice ouvre un espace essentiel : celui de la rencontre entre art et science, émotion et connaissance. Et il invite à un prolongement nécessaire : celui d’un dialogue mondial, décentré, et pluriel.
Car raconter la glace, c’est raconter le monde, dans toutes ses latitudes.
Crédits photo de couverture : 2025 Summit of Excellence Award Winner Alison Criscitiello, photo by Ben Girardi










